Victor Ferry, Docteur en Langues et Lettres (ULB), a reçu une bourse la Fondation Wiener-Anspach pour conduire une recherche sur le thème « Exercer l’empathie: rhétoriques du point de vue d’autrui » auprès du Dr Fiona Macintosh à la Faculty of Classics de l’Université d’Oxford. Dans cet entretien il nous en présente les enjeux et les défis.

Votre projet de recherche s’intitule: « Exercer l’empathie: rhétoriques du point de vue d’autrui ». Pourriez-vous définir l’empathie et expliquer en quoi elle se distingue de la sympathie?

C’est un vrai débat, et la rhétorique permet justement de porter un regard nouveau sur ce débat. Pensons à une poupée russe : c’est une description que l’on retrouve chez Frans de Waal, qui s’intéresse au continuum entre la compétence à l’empathie chez les grands singes et chez l’humain. Le cœur de la poupée russe est un mécanisme de résonance motrice : vous avez de la peine, je la perçois et je la ressens. Plus on va vers des espèces évoluées et plus ce mécanisme primaire est enrobé par des couches sophistiquées.

Si par exemple je croise un mendiant dans la rue, ma première réaction sera une forme de sympathie : je perçois sa détresse et je la ressens. Après, à un niveau plus élaboré, je pourrais avoir une réaction idéologique et me dire: « S’il se retrouve à la rue, c’est qu’il le mérite ». Dans ce cas la couche supérieure va avoir tendance à inhiber ma réaction spontanée, qui consisterait plutôt au partage des émotions.

Donc plus on est au cœur de la poupée russe, plus la réaction est spontanée ?

Oui, une réaction spontanée mais pas pour autant incontrôlable: de nombreux facteurs (culturels et sociaux) entrent en jeu dans le passage (ou non) de la résonnance motrice aux comportements pro-sociaux (donner ou non une pièce au mendiant). Et c’est justement là-dessus que la rhétorique a un rôle à jouer. Au cours des dernières années, les recherches en psychologie se sont intéressées à l’influence de facteurs culturels et sociaux sur les usages de l’empathie. Ces recherches sont conduites dans un paradigme scientifique du point de vue en troisième personne: il s’agit, par exemple, de classer les individus en fonction de leur degrés d’empathie (voir, sur ce point, les travaux de Simon Baron Cohen et, notamment, son ouvrage Zero Degree of Empathy; voir également son questionnaire visant à déterminer un «quotient empathique»).

L’empathie n’est alors pas abordée comme une compétence dont on pourrait développer une plus grande maîtrise. La rhétorique apporte un complément à ces recherches par la prise en compte de données en première personne, c’est-à-dire en fournissant des descriptions d’actes cognitifs et discursifs à l’œuvre dans différents usages de l’empathie. Ces données peuvent être récoltées dans le cadre d’exercices de rhétorique. L’exercice de rhétorique permettra notamment d’analyser l’effet des discours sur notre compétence à l’empathie, que ce soit pour la stimuler ou pour l’inhiber.

Faut-il apprendre à inhiber notre empathie?

Il est effectivement important de travailler sur les facteurs qui inhibent l’empathie. On ne peut pas avoir de l’empathie tout le temps pour tout le monde. Une formation dont la finalité serait d’augmenter l’empathie n’aurait pas grand sens. L’enjeu est plutôt de développer une plus grande conscience des usages de l’empathie dans différentes situations argumentatives, ce qui est un préalable pour une plus grande maîtrise de cette compétence.

À l’Université d’Oxford vous travaillez avec un département très particulier, l Archive of Performances of Greek and Roman Drama dirigé par le Professeur Fiona Macintosh. Pourquoi avez-vous fait ce choix?

Lorsqu’on souhaite travailler sur la rhétorique dans une perspective théorique et pratique, il faut savoir être ingénieux. Le plus souvent, la rhétorique est soit étudiée dans une perspective historique et littéraire, soit étudiée sans références à la tradition (dans les départements de communication ou de speech writing). L’équipe de recherche de Fiona Macintosh est, dans ce paysage, un environnement de recherche unique. Les conférences de ce centre, dont l’objet de recherche est le théâtre antique, sont des rencontres entre des théoriciens et des praticiens. C’est ce dialogue qui est pour moi intéressant et riche.

En outre, les études rhétoriques et les recherches sur le théâtre partagent une problématique fondamentale. En effet, il n’y a pas de science de ce qu’est une pièce réussie. Et il n’y a pas non plus de science de ce qu’est un discours réussi. On peut aller loin dans la description de mécanismes, on peut dire « en général ceci marche ou ceci plait», mais pour être capable de travailler sur le succès d’un discours ou d’une pièce, rien ne vaut l’entraînement. Il y a un moment où il faut passer à la production.

Le groupe de Fiona Macintosh, comme mon groupe (le GRAL), s’inscrit dans un paradigme de l’exercice, en opposition à un paradigme de l’expérience. La création d’un exercice suppose de réfléchir non seulement en termes de données qu’il sera possible de récolter mais, de plus, en termes de vertus pédagogiques. En effet, un exercice pourra être considéré comme réussi si l’observateur et les participants acquièrent une meilleure connaissance, théorique et pratique, de la compétence sollicitée. Les tâches demandées doivent, en outre, être suffisamment stimulantes et gratifiantes pour que les participants s’y engagent avec plaisir et intérêt.

Vous avez mené un projet sur la rhétorique avec des élèves et des étudiants universitaires. Quelle a été votre démarche?

Nous avons travaillé sur une question antique : dans quelle mesure la rhétorique est une technè et dans quelle mesure il s’agit d’une dynamis, c’est-à-dire une compétence innée. Si c’est une compétence innée, cela veut dire que les compétences rhétoriques vont se développer à mesure que les facultés cognitives vont maturer. Si la rhétorique est une technè, son développement suppose, à un moment donné, l’intervention d’un professeur.

Dans cette optique, nous avons, avec mon collègue philologue Benoît Sans, fait passer un test de rhétorique à des adolescents (âgés de 12 à 13 ans) et à des adultes (des étudiants âgés de 20 à 35 ans), qui n’avaient jamais reçu de formation rhétorique. Les participants devaient classer par paires les arguments formulés dans le cadre de deux controverses juridiques et justifier leurs choix. Nous avons produits les arguments selons les lieux traditionnels de la rhétorique (l’intention, les circonstances, la définition, l’appel aux émotions…). La réussite de ce test suppose une bonne capacité à porter un regard théorique sur l’argumentation (ce qui est la définition même de la rhétorique chez Aristote)

Les résultats de ce test seront publiés dans le volume 5 de la revue Exercices de Rhétorique. Je peux déjà en révéler un: les adultes ont de meilleures intuitions sur les ressemblances entre les arguments que les adolescents. Néanmoins, leurs justifications de ces ressemblances sont très peu variées et se résument souvent aux seuls critères de la validité et de la pertinence. Or, le bon orateur doit précisément avoir dans son arsenal une gamme d’arguments beaucoup plus riche que des arguments valides ou pertinents. C’est ici qu’intervient la formation rhétorique.

Quel était le but de ce test?

Il s’agissait d’objectiver ce qu’on observe sur le terrain mais qui n’a pas de valeur scientifique selon les canons actuels. On voit que les élèves sont passionnés, intéressés, parce qu’on ne leur donne pas du savoir, on leur donne de la technique, ce qui leur permet d’être directement acteurs. L’objectif plus large de cette recherche est en effet de concilier la fonction politique de la rhétorique et un objectif social. En tant que citoyens, nous n’avons peut-être pas les instruments nécessaires pour vivre dans une démocratie multiculturelle.

Dans son récent ouvrage Contre les élections, David Van Reybrouck puise à son tour dans la démocratie antique en proposant de revenir, du moins en partie, au système du tirage au sort des représentants des citoyens. Qu’en pensez-vous?

Nos démarches sont complémentaires, et naissent du constat qu’à Athènes, à l’époque de l’expansion des institutions démocratiques (Vème siècle avant notre ère), la démocratie était directe, elle demandait une participation active des citoyens. C’est tout à fait fascinant. Aujourd’hui nous vivons dans des sociétés démocratiques, mais nous ne sommes pas des démocrates. Nos institutions ne nous demandent pas de maîtriser des outils, d’être capables de produire un discours, de répondre à un autre discours.

Pour le moment on pourrait dire que notre système tient. Mais on pourrait également décider qu’il est aberrant de donner trop de pouvoir à une seule personne, en partant simplement du principe qu’il n’y a pas d’humains tellement meilleurs que d’autres. Plutôt que de laisser une personne assumer toutes les responsabilités, il s’agirait d’introduire plus de démocratie à toutes les échelles, ce qui supposerait de réapprendre comment se pratique la démocratie (je pense à des compétences comme la maîtrise des émotions du désaccord ou la capacité à circuler entre différentes subjectivités). Le tirage au sort pourrait régler le problème de la représentation et de l’implication citoyenne, mais il ne donnerait pas d’outils. C’est là qu’intervient la rhétorique.

Conseils de lecture

Zero Degrees of Empathy: A New Theory of Human Cruelty and Kindness, Simon Baron-Cohen (Penguin 2012)
L’homme rhétorique, Emmanuelle Danblon (Cerf 2013)
« Educating rhetorical consciousness », Victor Ferry et Benoît Sans (article disponible en ligne)
De la Rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd. 1853 : Préface et extraits) Auguste Baron (disponible en ligne)
Contre les élections, David Van Reybrouck (Actes Sud 2014)