Nathalie Brack, lauréate de la Fondation et spécialiste du fonctionnement de l’Union européenne, vient de publier aux éditions Larcier l’ouvrage L’euroscepticisme au sein du Parlement européen. Nous l’avons rencontrée à la veille des élections européennes du 25 mai pour faire le bilan de cette résistance interne au cours des deux dernières législatures.

Tout le monde s’accorde à dire que les partis eurosceptiques – de gauche comme de droite – obtiendront plus d’eurodéputés aux prochaines élections. Partagez-vous cet avis?

Oui, même s’il faut rappeler que l’euroscepticisme est présent depuis le début de la construction européenne. Sous les deux dernières législatures les eurosceptiques étaient déjà proches des 20% au Parlement européen. Même les sondages les plus pessimistes annoncent 25% aux prochaines, ce qui n’est pas une telle augmentation. Tous les cinq ans les médias ont tendance à annoncer un tsunami eurosceptique: c’était d’abord l’élargissement de 2004 qui allait le provoquer, puis les négociations de Lisbonne après l’échec de la Constitution, cette fois-ci c’est la crise économique. Aujourd’hui le contexte est effectivement très favorable aux forces radicales critiques vis-à-vis de l’Union européenne. Mais on assiste plutôt à une montée des radicalismes traditionnels, à droite comme à gauche, et plus tellement, comme c’était le cas dans les années ’90, après les référendums de Maastricht ou l’adhésion des pays nordiques, à une montée de partis qui seraient d’abord et avant tout eurosceptiques.

Vous avez analysé le comportement et les stratégies des eurosceptiques au cours des deux dernières législatures, en identifiant quatre catégories. Est-ce que vous pourriez nous les décrire en donnant un exemple d’eurodéputé pour chaque?

Il s’agit en fait d’un continuum. A un extrême on trouve « l’Absent», qui vient rarement au Parlement européen et uniquement pour les séances plénières. Il se consacre à la promotion de l’euroscepticisme au niveau local, régional ou national. C’est un mandat par défaut, qui lui permet toutefois d’avoir une certaine légitimité et des ressources, qu’elles soient institutionnelles ou financières. Cette utilisation stratégique du mandat est typique de certains députés du United Kingdom Independence Party (UKIP) ou des Le Pen, Jean-Marie et Marine. La deuxième catégorie, c’est le « Tribunitien », qui apprécie particulièrement les grands discours en séance plénière pour rappeler à ses collègues que les décisions prises n’ont pas l’assentiment d’une frange croissante de la population. Il s’investit plus dans l’institution, a une meilleure connaissance du règlement intérieur, des coutumes. Anticonformiste, il a une attitude d’opposition frontale et joue sur les réactions que cela provoque dans les médias ou parmi ses collègues.

Nigel Farage de l’UKIP est un exemple illustre…

Oui, ainsi que l’italien Matteo Salvini (Ligue du Nord) et d’autres encore. Ces députés jouissent de l’attention et des réactions suscitées par leurs comportements, qui peuvent être considérés comme outranciers mais qu’eux-mêmes considèrent comme normaux et nécessaires pour casser le consensus du PE.

La troisième catégorie est-elle plus consensuelle ?

Les eurodéputés de la troisième catégorie ne veulent pas faire de compromis sur leur euroscepticisme mais ils se conçoivent dans une opposition constructive. Ils sont prêts à travailler au sein du Parlement européen mais sur des thématiques bien particulières sur lesquelles ils estiment que l’Union a une valeur ajoutée, par exemple l’environnement, la défense des animaux, le marché intérieur. Ils vont s’investir mais de manière très limitée, en accentuant l’aspect de contrôle de l’exécutif ou en mettant en avant l’aspect local : la défense des travailleurs chypriotes ou portugais, l’attention sur des problèmes liés à leur territoire (inondations, feux de forêt, immigration). Cette attitude pragmatique se retrouve chez certains eurodéputés de la Ligue du Nord et de la nouvelle génération des conservateurs britanniques, plus durs vis-à-vis de l’Union. C’est le cas également des partis eurosceptiques du nord, par exemple les Verts suédois, ou de certains partis communistes portugais ou chypriotes. Enfin, dans la dernière catégorie on trouve le « Socialisé », qui ne renonce pas à son euroscepticisme, mais va essayer de socialiser institutionnellement, de s’assimiler à n’importe quel autre eurodéputé, sans se faire remarquer en tant qu’élu d’opposition. Il va mettre en avant ses points de vue sur le clivage socio-économique gauche/droite ou sur d’autres clivages, et pas autant sur l’anti-intégration. On retrouve là des conservateurs britanniques de l’ancienne génération, plus modérés, des députés de Die Linke, en Allemagne, et du Front de gauche en France ou du Bloc de gauche au Portugal. Ils disent d’eux-mêmes qu’ils veulent faire partie de la solution et qu’ils sont réformistes au sein des institutions.

Est-ce qu’il y a d’autres critères qui différencient les membres de ces quatre groupes : vous avez par exemple parlé de l’âge…

Oui, il y a un effet d’âge, et aussi un effet de genre, que je dois encore investiguer. Les femmes sont moins présentes dans les catégories les plus extrêmes, elles sont plutôt pragmatiques ou socialisées. Mon hypothèse est que la plupart des femmes ne se trouvent pas dans des partis très radicaux sur la question de l’Europe. L’ancienneté dans le Parlement est un autre facteur (il semblerait que les pragmatiques et les absents ne soient pas les plus réélus), ainsi que la nationalité. Mais ce que je voulais démontrer, c’était que l’attitude vis-à-vis de l’Europe avait un impact fondamental sur leur stratégie une fois élus.

Avez-vous remarqué des changements d’une législature à l’autre en ce qui concerne ces stratégies?

Globalement les comportements sont assez stables, mais cela est aussi dû à l’approche théorique retenue, qui postule une stabilité de la stratégie choisie. On observe plutôt une différence entre la gauche et la droite en termes de stratégie du groupe : la droite encourage des comportements tribunitiens alors qu’à gauche on encourage plutôt une implication. Cela varie en fonction de la présidence du groupe. Par exemple, sous la première législature étudiée (2004-2009), le président du groupe de la gauche radicale encourageait davantage cette stratégie collective, alors qu’entre 2009 et 2014 on a vu ressurgir des intérêts nationaux et les délégations nationales ont repris le dessus par rapport à l’intérêt du groupe.

Dans un récent article vous écrivez qu’une plus grande présence d’eurosceptiques au PE pourrait avoir un impact positif sur cette institution, en la rendant plus ouverte et représentative et en y apportant un style plus « conflictuel ». Autrement dit, trop d’europhiles ne font pas un bon Parlement européen?

Pour moi un parlement est avant un tout une arène de conflit, c’est là que les citoyens sont censés s’identifier avec leurs représentants. Or plusieurs études montrent que les députés européens représentent assez bien leurs électeurs sur l’axe gauche/droite et assez mal sur l’axe pro/anti intégration. La présence croissante d’eurosceptiques a provoqué d’une part l’irruption d’un style plus conflictuel, plus politique et moins technique, ce qui permet aux citoyens de s’identifier plus facilement avec les enjeux, de comprendre l’impact des politiques européennes sur leur vie quotidienne et donc aussi l’importance d’aller voter. D’autre part, la présence d’eurosceptiques renforce la représentativité de l’assemblée, puisque ces députés représentent des franges de la population qui sont tout aussi légitimes. Les élites devraient arrêter de balayer d’un revers de la main les critiques vis-à-vis de la construction européenne en les considérant comme le signe d’un manque d’information. On peut ne pas être d’accord avec les conclusions tirées par les eurosceptiques, mais souvent les problèmes qu’ils mettent en avant sont des problèmes réels qui méritent d’être débattus.

Quelles ont été, à votre avis, les principales erreurs stratégiques des deux grandes familles politiques, le Parti populaire européen (PPE) et le Parti socialiste européen (PSE), au cours de cette dernière législature?

La présence de plus en plus importante d’eurosceptiques a renforcé encore la tendance des deux plus grandes familles politiques, et dans une certaine mesure des libéraux, à faire une coalition du centre, ce qui exclut les partis les plus petits. Il en résulte une sorte de déni des opinions les plus radicales, et un manque de débat, en tout cas en plénière, car en commission cela peut varier.

Votre projet de recherche à l’Université d’Oxford porte sur le rapport entre les eurodéputés et leurs électeurs et tente de comprendre si la « faiblesse du lien représentatif est une spécificité du Parlement européen ». Après un an de recherche, quels éléments de réponse pouvez-vous déjà apporter?

Il y a des éléments de spécificité, liés tout d’abord à la distance physique par rapport aux électeurs. Contrairement à la Belgique et à la France, certains pays interdisent le cumul de mandats. Or le cumul, qui peut avoir beaucoup d’effets négatifs, peut aussi avoir des effets positifs en termes de proximité. Sur le plan des thématiques, que ce soit en termes de fiscalité, d’emploi ou de sécurité sociale, le citoyen a plus à demander à son député national qu’à son député européen, car ce dernier n’a pas de compétence sur ces questions. Au niveau du temps qui peut être consacré à la circonscription, les députés européens sont également spécifiques puisqu’ils disposent de huit semaines environ ainsi que des weekends, alors qu’un député national a plusieurs jours par semaine. Il faut aussi savoir que les entretiens que j’ai commencé à mener portent sur les Britanniques, qui sont un cas à part. Vu leur système électoral, ils ont un député national par circonscription, ce qui conduit à une identification traditionnellement forte entre électeurs et élus. J’attends la fin des élections européennes pour comparer ces députés aux députés européens anglais et voir si ces derniers sont moins proches de leurs électeurs, ce qui, d’après mes premiers contacts, semblerait être le cas. Mais je ne suis qu’au début de la recherche et j’ai commencé par un pays très particulier. Je pense qu’à la fin, après avoir ajouté les autres pays (le prochain sera la Belgique), les résultats seront plus nuancés.

Quelles seront les prochaines étapes de votre recherche?

Mon projet porte sur sept pays (Belgique, Finlande, France, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas et Royaume-Uni). La France fait l’objet d’un projet parallèle et une équipe du Centre Emile Durkheim à Sciences Po Bordeaux s’en occupe. En Belgique je travaille avec Jean-Benoît Pilet du CEVIPOL et nous avons obtenu un financement du FNRS pour mener les entretiens avec les députés fédéraux belges. Normalement d’ici la fin de l’année j’aurai terminé l’étude des trois pays. Je pourrai ensuite entamer l’analyse comparée avec leurs députés européens tout en commençant les entretiens avec les députés des autres pays. Bruxelles, 29 avril 2014