Professeur à l’All Souls College d’Oxford et titulaire de la chaire Ganshof van der Meersch 2012/2013, le professeur Kevin O’Rourke a vécu une partie de sa jeunesse à Bruxelles. Dans cette interview réalisée pour le site de la Fondation Wiener – Anspach, il revient sur cette période de sa vie, puis pose son regard d’historien économique sur la crise financière de l’Union européenne.

Vous avez vécu à Bruxelles dans les années septante. Quel souvenir avez-vous de cette ville à l’époque?

Nous sommes arrivés en 1973. À l’époque j’avais dix ans, donc mes souvenirs sont des souvenirs d’enfance. On habitait à Uccle et j’allais à l’école européenne. J’ai fait partie de la première section anglophone. On jouait beaucoup au foot au bois de la Cambre et dans le parc de Wolvendael, et plus tard dans un club anglophone, the Eurobrits : nom affreux, mais c’était un bon club. Je me souviens des dimanches sans voiture, en 1973, à cause de la crise du pétrole, de weekends au Luxembourg à cueillir des champignons avec un collègue de mon père. C’était une vie très agréable mais aussi un peu ennuyeuse, une vie classique d’enfant de diplomate.

Et vous êtes reparti…

Quand j’avais quinze ans. Ces cinq années à Bruxelles m’ont beaucoup marqué.

Que représentait l’Europe pour vous à l’époque ?

C’était très différent par rapport à aujourd’hui. Mon père, par exemple, travaillait avec des personnes qui avaient fait la guerre des deux côtés, alors que l’Irlande avait été un pays neutre. Je crois que cela m’a marqué. Je me souviens aussi qu’en 1974, quand Pompidou est mort, dans notre école les drapeaux ont été mis en berne. Quelques mois plus tard le président irlandais est mort, et rien n’a bougé. Alors je suis allé voir le directeur, qui a fait le nécessaire. C’était une enfance où la politique intervenait de temps en temps. Vous étiez déjà en contact avec un grand nombre de nationalités différentes. Oui, je me sentais européen mais en même temps je me rendais compte que j’étais ce que j’étais, et surtout que je n’étais pas anglais, parce que tout le monde confondait Irlande et Royaume-Uni.

Passons au présent. Vous avez à plusieurs reprises critiqué les politiques menées au niveau européen pour faire face à la crise. Est-ce que vous croyez qu’une meilleure approche est celle prônée par Karl Whelan dans un article que vous signaliez récemment, «A Plea for Growth to Europe’s Politicians»?

En tant qu’historien économique, je crois que la politique actuelle n’a aucune chance de marcher. L’ajustement par la déflation imposé à de grands pays comme l’Espagne ou l’Italie ne peut que mal se terminer. Que faire alors? À court terme, je vois deux grandes marges de manœuvre. Il faut tout d’abord restructurer les dettes de pays tels que la Grèce, probablement aussi de l’Irlande, du Portugal et d’autres. Il n’y a rien dans les traités qui l’empêche. Puis il y a la Banque centrale et sa politique monétaire : rien ne lui interdit de baisser ses taux d’intérêts immédiatement et de mener des politiques plus expansionnistes. On pourrait également, ainsi que l’affirme Karl Whelan, adopter une politique fiscale plus expansionniste, via la Banque européenne d’investissement, mais je crois que, politiquement, ce serait plus difficile à réaliser.

Le problème principal est donc le manque de volonté politique?

Non, à mon avis le vrai problème est un autre : il y a des gens qui pensent honnêtement que les politiques actuelles peuvent marcher, alors qu’il est clair que c’est impossible. Même dans les années vingt, quand les économies étaient moins modernes, l’ajustement par la déflation n’a pas marché. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les salaires ne baissent pas, si ce n’est dans des pays comme la Grèce, où la société est en train d’exploser. Dans un pays comme l’Irlande, par exemple, les salaires n’ont pas baissé. Et de toute façon si les salaires baissaient les problèmes d’endettement augmenteraient.

 Cette situation naît-t-elle aussi de l’incapacité de tirer des leçons de l’histoire?

C’est sûr que si ces personnes étudiaient l’histoire de l’entre-deux-guerres, elles comprendraient mieux que leurs politiques sont très dangereuses. Mais c’est aussi un problème d’idéologie. L’Europe, qui était à l’origine un projet social-démocratique, est devenue un projet très libéral sur le plan micro-économique et ultra-conservateur sur le plan macro-économique. Ses dirigeants pensent comme les économistes de Chicago, ce qui est extrêmement dangereux. Quand le monde traverse une phase keynésienne, comme c’est le cas maintenant, il faut des politiques keynésiennes.

La fin de l’euro est donc une issue vraisemblable?

Aucune institution humaine n’est permanente. Penser que ce risque n’existe pas serait une erreur grossière. Ce que j’espère c’est que, si l’union monétaire explose, on puisse garder les autres éléments de la construction européenne, qui est quand même le projet le plus optimiste de l’après-guerre. Mais si on laisse traîner pendant trop longtemps les problèmes dans la périphérie de l’Union, la sortie de l’union monétaire sera vécue comme une libération et non pas comme une catastrophe. L’Europe sera vue comme l’ « ennemi », et dans ce cas-là tout peut arriver.

 En janvier, l’Irlande a assumé la présidence de l’Union européenne. Il est encore trop tôt pour faire un bilan, mais quelles sont vos premières impressions sur cette présidence?

Je suis pour le plafonnement des bonus des banquiers que l’Irlande a négocié. L’Union européenne devrait adopter plus de mesures de ce genre, qui répondent aux demandes politiques des citoyens, au lieu d’imposer des politiques d’austérité qui ne provoquent que le chômage et la misère.