Des réfugiés Syriens, en route vers l’Allemagne, traversent la frontière entre la Hongrie et l’Autriche (Hongrie, 6 septembre 2015).
Crédit: Mstyslav Chernov, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Doctorante en Politique et relations internationales à l’Université de Cambridge, Maria Chiara Vinciguerra a été boursière de la Fondation à l’ULB en 2019/2020. Dans cet entretien, elle nous présente sa recherche doctorale, consacrée aux dynamiques politiques sous-jacentes à la formulation du Programme de relocalisation des réfugiés et de la Déclaration EU-Turquie.
Depuis le début de votre séjour à l’ULB, le titre de votre projet de recherche a changé. D’abord intitulé « Réponses politiques de l’UE à la crise migratoire : le Programme de relocalisation des réfugiés », il s’intitule à présent « Comprendre les résultats des négociations pendant la crise des migrants et des réfugiés : La distribution et la compétition pour le pouvoir dans la formulation du Programme de relocalisation des réfugiés et de la Déclaration UE-Turquie ». Quelles sont les raisons de ce changement ?
La première est que le titre de ma thèse, comme c’est le cas pour beaucoup de doctorants, a changé un nombre inimaginable de fois et n’est jamais définitif jusqu’au jour du dépôt. La deuxième raison relève d’un changement méthodologique relatif à la structure des chapitres. J’avais d’abord adopté un ordre chronologique dans mon analyse, en partant de la formulation de la première et de la deuxième décision du Conseil sur la relocalisation des réfugiés pour ensuite passer à la Déclaration UE-Turquie modifiant le Programme de relocalisation des réfugiés. Avec mes promoteurs, nous avons toutefois jugé plus logique aux fins de l’analyse et, surtout, au regard du cadre théorique appliqué (la théorie du jeu à deux niveaux de Putnam), de diviser les chapitres en fonction de l’institution analysée, afin d’accorder l’attention nécessaire aux dynamiques de négociation interinstitutionnelles et intergouvernementales. Dans le projet soumis à la Fondation Wiener-Anspach l’année dernière, mon analyse portait déjà sur la Déclaration UE-Turquie qui, en modifiant la deuxième décision du Conseil sur la relocalisation des réfugiés, « corrigeait » en quelque sorte la première réponse politique de l’UE à la crise des migrants et des réfugiés, centrée sur la solidarité intra-européenne.
Selon Ramona Coman, votre promotrice d’accueil à l’ULB, «la manière dont les acteurs institutionnels de l’UE et les États membres ont réagi à la crise des réfugiés [de 2015] a déconcerté les citoyens aussi bien que les académiques ». Quels ont été, pour vous, les aspects les plus déconcertants de cette réaction ?
Tout d’abord, le fait que le contrôle des frontières ait été abordé après une mesure de redistribution, à savoir la relocalisation des réfugiés. Ainsi que je l’explique dans le troisième chapitre de ma thèse sur le rôle et la stratégie de négociation de la Commission, cela était surtout dû à l’approche très politique de la Commission Juncker aux thèmes de l’immigration irrégulière et de la solidarité européenne. Dès sa campagne électorale, Juncker a dit qu’il comprenait les États membres en première ligne et il s’est personnellement engagé à donner la priorité à la question de la solidarité et de la répartition des charges intra-européennes. D’après Juncker, l’Europe avait une responsabilité vis-à-vis de ces pays. Il y a un autre aspect déconcertant: alors que le pilier central de la réponse de la Commission – la relocalisation des réfugiés – a été très apprécié, cela a été un échec sur le plan politique. Non seulement la mesure a en grande partie échoué dans sa mise en œuvre, mais la deuxième partie du programme de relocalisation a enfreint la règle du consensus au Conseil, où la relocalisation obligatoire a été décidée à la majorité qualifiée et non à l’unanimité.
La Déclaration UE-Turquie a été au contraire décriée par beaucoup comme un « jour sombre pour l’humanité » (Amnesty International).
En effet la plupart des ONG et des organisations internationales, ainsi que bon nombre d’eurodéputés, ont critiqué cette déclaration pour sa discutable légalité et son douteux respect des droits humains. Pourtant, elle a permis d’atteindre de manière très efficace l’objectif politique sous-jacent des Chefs d’État et de Gouvernement sur le moyen et le long terme, à savoir contenir mouvements migratoires irréguliers. En ce sens, il faut rappeler que le décalage entre les objectifs politiques affichés et informels dans le domaine de la justice et des affaires intérieures (JAI) est souvent dû aux principaux intérêts nationaux en matière d’intégrité territoriale, de sécurité nationale et de souveraineté. Par conséquent, il arrive souvent que les accords et les politiques les plus efficaces dans l’Espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ) soient le fruit de compromis au niveau du plus petit dénominateur commun, centrés sur la sécurité nationale et sur le contrôle des frontière, puisque un plus grand nombre d’États membres ont un intérêt direct à les voir réussir.
Un des buts de votre séjour à Bruxelles était d’interviewer des dizaines d’acteurs politiques et administratifs impliqués dans la formulation du Programme de relocalisation des réfugiés et dans la Déclaration UE-Turquie. Avez-vous réussi à rencontrer les personnes les plus intéressantes pour votre recherche ?
Globalement, j’ai pu réaliser 62 entretiens (dont 12 dans le cadre de ma bourse Wiener-Anspach). Malheureusement, le développement de la pandémie a un peu compliqué la phase finale de ma collecte de données, et deux ou trois interviews cruciales ne pourront avoir lieu dans un avenir prévisible. Les entretiens semi-dirigés – principal instrument utilisé dans la collecte de données – devaient permettre de dévoiler la nature et le contenu des discussions informelles se déroulant en marge des différentes réunions JAI et des Conseils européens entre la fin de 2014 et le début de 2016, période précédant l’adoption des trois politiques analysées. Cette source avait l’avantage de permettre la récolte de certaines réponses tout en donnant aux personnes interviewées la possibilité de se concentrer sur les aspects qu’elle connaissait mieux du processus d’élaboration de ces politiques. J’ai pu ainsi explorer les visions subjectives de l’élaboration de ces trois décisions et recueillir les récits détaillés des processus de négociation selon différentes perspectives : celles des institutions de l’UE, des différents gouvernements nationaux, des lobbies et centres d’études, des agences des Nations Unies.
Que cherchiez-vous à évaluer à travers ces entretiens ?
Le but des entretiens était de découvrir 1) le rôle et la stratégie de négociation des institutions UE et des États membres, ainsi que de leurs sous-groupes respectifs, dans la phase précédant l’adoption des trois décisions analysées 2) dans quelle mesure les États membres se sont coordonnées et ont partagé des informations avec leurs partenaires de coalition au sein du Conseil et/ou avec les différentes institutions UE (niveau I dans la théorie de Putnam, ou niveau supranational) et 3) quel a été le débat au niveau national (niveau II) et dans quelle mesure chaque gouvernement était aligné sur ces enjeux. Les acteurs interviewés appartenaient à différentes catégories : fonctionnaires de la Commission et du Service européen pour l’action extérieure (11 entretiens), eurodéputés et assistants du Parlement européen (6), fonctionnaires du Conseil (4), diplomates et ambassadeurs (27), employés de centres d’études, lobbies et agences des Nations Unies (6), et fonctionnaires et politiques nationaux. Les entretiens one été triangulés avec l’analyse de votes, la littérature secondaire et la recherche documentaire (discours de campagne, conférences de presse, procès-verbaux du Conseil, protocoles internes des ministères en vue des réunions JAI, calendriers des réunions des personnes interviewées, communications interinstitutionnelles, documents de position des groupes au Parlement européen), ainsi qu’avec des documents numériques sur la migration irrégulière, la relocalisation et la réinstallation publiés par le institutions UE et/ou des gouvernements nationaux.
Avez-vous été surprise par certains résultats de ces entretiens?
Les interviews d’élites ayant été l’instrument principal dans ma collecte de données, il serait difficile de résumer les différentes raisons pour lesquelles j’ai été surprise au cours de ces entretiens. Il faut savoir que les trois procès décisionnels analysés ont tous été décidés à travers une procédure de consultation spéciale, ce qui signifie que la plupart des informations provenait directement de personnes ayant participé à des réunions à huis clos, souvent soumises à des règles de confidentialité strictes. Je dirais que la conclusion la plus surprenante de ma recherche doctorale concerne la relocalisation des réfugiés. Dans le discours officiel de la Commission et de la plupart des principaux États membres, elle a été présentée comme l’ultime mesure politique de solidarité envers les États membres en première ligne. En réalité, c’était le résultat de considérations intergouvernementales intéressées et, surtout, le reflet d’un compromis politique atteint par les Six (Allemagne, France, Italie et Benelux), avec le soutien externe des États membres du Nord. Finalement, c’est la coopération intergouvernementale entre les Six, en particulier entre la France et l’Allemagne, qui guide l’évolution de l’intégration européenne dans l’Espace de liberté, de sécurité et de justice.
Vous êtes au bout de votre recherche doctorale. Sans vouloir en dévoiler toutes les conclusions, quelle est votre impression générale sur le Programme de relocalisation des Réfugiés dans le cadre de l’intégration européenne ?
Si on l’analyse à la lumière de l’intégration européenne dans l’ELSJ, je dirais que ce programme a représenté une réparation temporaire à un système de Dublin défaillant – un système qui a surchargé les États membres en première ligne dans leur examen des demandes d’asile présentées par des personnes ayant besoin d’une protection internationale en vertu de la Convention de Genève et de la Directive européenne « Qualification ». Ce programme a par ailleurs marqué une étape fondamentale dans l’histoire de la coopération intergouvernementale dans le domaine de la justice et des affaires intérieures, en ce qu’il a clairement mis en lumière les différences de préférences politiques au sein des États membres concernant le futur de l’ELSJ – différences liées à des facteurs tels que la proximité géographique aux pays d’émigration, l’exposition aux mouvements secondaires, les histoires nationales de l’immigration et la prédominance des valeurs libérales.
Une dernière question concernant la récente proposition d’un Pacte européen sur la migration et l’asile. Ce pacte a été présenté comme une nouveauté radicale par rapport au passé. Partagez-vous cette opinion ?
Non, je ne pense pas qu’il marque une rupture. Il s’agit plutôt du fruit de plus de cinq années de discussions à tous les niveaux de gouvernance sur les « ensembles gagnants » (ou ensembles d’accords acceptables pour tous les États membres), dans le but de revoir une approche dépassée en matière de migration et d’asile. Cette proposition était attendue de longue date et présente quelques aspects encourageants, parmi lesquels une approche intégrée aux questions de migration et d’asile et quelques avancées dans l’élaboration d’un compromis intergouvernemental sur la réforme de Dublin et du mécanisme de solidarité dans l’ELSJ. Pour avoir longtemps étudié la formation des préférences et les dynamiques de négociations intergouvernementales et interinstitutionnelles sur la question de la relocalisation et de la réinstallation des réfugiés, je remarque que ce Pacte fait écho à plusieurs égards à mon analyse des préférences au sein du Conseil. Un exemple parmi d’autres : l’impossibilité de trouver un accord sur un système de relocalisation en situation d’urgence basé sur des quotas pour tous les États membres, sans leur offrir des mesures alternatives pour se montrer solidaires vis-à-vis des pays en première ligne. Malgré des avancées positives et des signes prometteurs quant à l’aboutissement d’un compromis intergouvernemental, je trouve inquiétante l’absence de propositions concrètes sur l’immigration légale, sur des voies légales pour la migration de travail qui permettraient de balancer un mécanisme permanent de solidarité. Je pense en effet que la migration légale est la mesure la plus importante pour contrecarrer les flux migratoires mixtes et compléter la politique d’asile européenne.